Comment le chinois Alibaba se réinvente… et comment s’en inspirer

Un an après son introduction en bourse, les nouveaux investissements d'Alibaba ont déjà commencé à impacter la structure de l'entreprise. Le groupe a adopté une façon innovante d'exploiter les fonds qu'il a levés, en cessant de se définir comme une plateforme d'e-commerce pour devenir ce qu'il appelle désormais une infrastructure pour le commerce électronique.

Fondée par Jack Ma a lancé la plus grande introduction en bourse de l’histoire, levant 21,8 milliards de dollars. Le monde découvrait avec étonnement l’appétit des Chinois pour le commerce électronique, et l’on réalisait du même coup à quel point Internet pouvait s’avérer un outil efficace et économique pour pénétrer le vaste marché des campagnes chinoises. À cette époque, les analystes occidentaux présentaient Alibaba comme un mélange d’Amazon et d’eBay, ce qui était une bonne manière de décrire les principales activités du groupe. Mais cette description s’avère tout à fait insuffisante pour apprécier l’originalité de la stratégie déployée depuis lors.

Car un an après son introduction en bourse, les nouveaux investissements ont déjà commencé à impacter la structure de l’entreprise. Le groupe a cessé de se définir comme une plateforme de commerce électronique, pour devenir une « infrastructure pour le commerce électronique ».

Le changement sémantique peut sembler léger, mais la stratégie sous-jacente est radicalement différente. Le groupe se détache de son objectif initial de maîtriser une activité de base spécifique (le commerce électronique), au profit d’une vision plus ambitieuse consistant à créer, organiser et animer un écosystème tout entier. Cela requiert un nouveau type d’organisation, s’éloignant de la structure traditionnelle en forme d’arborescence au profit d’une architecture en réseau.

À sa création en 1999, Alibaba se définissait comme une plateforme de commerce électronique destinée aux PME chinoises. Le site s’appelait alors 1688.com, ce qui se prononce en chinois à peu près comme Alibaba. S’appuyant sur le succès de ce premier site, Alibaba s’est tourné vers le commerce électronique de particulier à particulier en lançant Taobao en 2003. Taobao a rapidement remplacé eBay en Chine, passant de 7,2% de parts de marché en 2003 à 83,6% en 2007. En 2004, Jack Ma a lancé Alipay, une société éditrice de logiciels qui vendait aux plateformes de commerce en ligne des solutions de paiement électroniques faciles à mettre en œuvre, sur le modèle de PayPal. En 2008, Alibaba a fondé Tmall, une plateforme de commerce électronique business-to-client, dont le modèle d’affaires est très similaire à celui d’Amazon.com.

À cette époque, il était justifié de décrire les activités d’Alibaba comme une combinaison d’eBay et d’Amazon. Toutefois, l’écosystème d’Alibaba est aujourd’hui beaucoup plus grand qu’une combinaison de ces deux entreprises. Car entretemps ont été lancés Aliwangwang, un réseau social reliant acheteurs et vendeurs, et Alimama, une plateforme de marketing qui aide les vendeurs des plateformes d’Alibaba à optimiser le classement de leurs produits. En 2010, le groupe a lancé sa solution d’informatique en nuage, AliCloud. En 2011, Juhuasuan, une plateforme en ligne pour les achats groupés, a été détachée de Taobao. Depuis 2014, Alibaba a investi dans diverses applications mobiles et plateformes internet telles que Youku, Alitrip, Weibo, Koubei et Didi Kuaidi.

Après 15 ans d’activité, Alibaba est ainsi devenu un vaste écosystème, prenant en charge un nombre croissant d’interactions entre les mondes virtuels et réels de ses usagers. Un internaute chinois peut passer l’essentiel de sa journée à interagir avec les services d’Alibaba. Il utilisera Didi Kuaidi pour se rendre au travail en taxi et, en chemin, regardera la télévision sur Youku. Il paiera sa course à l’aide d’Alipay. Au travail, il fera régulièrement de petites pauses pour parcourir Taobao ou Tmall à la recherche de produits qui peuvent être livrés au bureau. Ou il réservera sur Alitrip un billet d’avion pour revenir dans sa ville natale pour le Nouvel An chinois. Et il réglera son billet en utilisant, bien sûr, Alipay. S’il doit acheter quelque chose pour dîner, il se fera livrer des plats tout préparés par Koubei ou ira chez Carrefour pour acheter de quoi cuisiner. Dans les deux cas, il pourra payer avec Alipay. Dans la soirée, il échangera des messages avec ses amis sur Weibo. C’est également sur ce réseau social – connu en Occident comme une copie chinoise de Twitter – qu’il prendra connaissance des actualités, car il sait que les nouvelles publiées sur CCTV sont biaisées.

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Tous les services d’Alibaba sont interconnectés, avec au centre du réseau un « hub » évident : Alipay. En se connectant à l’application de e-paiement, on accède à une grande variété de services d’Alibaba dans le menu principal de l’application: Koubei, Alitrip, Taobao, Didi Kuaidi, etc. Symétriquement, la plupart de ces applications dépendent d’Alipay pour les solutions de paiement. La stratégie sous-jacente est évidente : consiste à organiser des synergies entre des applications qui ont toutes besoin d’atteindre une masse critique d’utilisateurs. Connecter les services permet d’atteindre plus facilement la masse critique pour n’importe quel nouveau service ajouté à l’écosystème.

Synergies

Offrir une grande variété de services est un objectif essentiel, qui permet à la fois de maintenir les clients dans l’écosystème (et donc de capter l’essentiel de leurs dépenses en ligne) et de renforcer l’écosystème en accroissant le nombre d’utilisateurs de chaque application. C’est pourquoi Alibaba a investi des secteurs très différents, comme la livraison de plats préparés, les billets d’avion, la vente au détail, les vidéos en ligne, les réseaux sociaux ou le e-commerce.

Les synergies ne sont cependant pas évidentes, à première vue. La connaissance du marché, en particulier, est radicalement différente d’un secteur à l’autre. Les synergies doivent être trouvées ailleurs, dans le nombre total d’utilisateurs connectés ainsi que dans les données collectées. Parce qu’Alibaba opère dans tant de secteurs différents, il ne peut pas facilement centraliser la prise de décision et les ressources. Il doit s’appuyer sur un réseau décentralisé d’entreprises qui ont besoin d’avoir une plus grande liberté dans leurs opérations que, dans une entreprise classique, n’en aurait une unité commerciale ou même une filiale. Ces entreprises doivent être en mesure de développer par elles-mêmes leur propre connaissance du marché, souvent en s’appuyant sur une prise en compte exigeante des commentaires envoyés par les utilisateurs, mais aussi de réagir rapidement à toute nouveauté. Dans ces conditions, elles doivent fonctionner comme des startups, comme le souhaite expressément le patron d’Alibaba, Jack Ma.

Par exemple, il est bien connu que Taobao et Alipay ont été lancés chez Jack Ma en personne, et non au sein de l’administration centrale d’Alibaba. Aujourd’hui, Alibaba cultive encore cet esprit, désormais connu comme la « culture Hupan », du nom de la résidence de Jack Ma. En fin de compte, la holding n’a pour mission que de définir un ensemble de règles que tous les membres de l’écosystème doivent respecter afin d’offrir une expérience utilisateur unifiée, mais aussi de profiter des synergies évoquées plus haut.

Coordonner un vaste écosystème d’entreprises secondaires qui contrôlent chacune un service spécifique et contrôlent collectivement une expérience client, tel est le but du nouveau type d’organisation qui se découvre dans l’étude de l’écosystème d’Alibaba. Il s’agit d’une structure originale, qui vise à tester un grand nombre de marchés à travers une grande variété de secteurs, mais cherche toujours à tirer profit des synergies. Cela vous rappelle quelque chose ? Cela n’est pas spécifique à Alibaba, c’est vrai : un certain nombre de grandes entreprises de la Silicon Valley ont adopté des modèles similaires.

C’est notamment le cas de Google. L’esprit d’entreprise étant dans son ADN depuis sa fondation, le géant de Mountain View utilise sa rente publicitaire pour recruter les meilleurs talents du monde entier, qui sont encouragés à développer leurs propres projets au sein de l’entreprise. Ces projets, en cas de succès, sont intégrés au sein de l’écosystème de Google et bénéficient du nombre énorme d’utilisateurs de l’organisation. Grâce à cette approche, Google a été en mesure d’identifier et de traiter de nouveaux usages de ses services. Les vidéos sont maintenant visionnées principalement sur YouTube, les services de courrier électronique sont dominés par Gmail, trouver son chemin est plus facile que jamais grâce à Google Maps et le travail en groupe est facilité par Google Drive. Voilà précisément en quoi cette forme d’organisation peut devenir intéressante pour les entreprises traditionnelles. Elle leur permet de tester de nouveaux marchés et de nouveaux produits, ce qui est particulièrement précieux en cette époque où la numérisation du monde fait apparaître des risques de disruptions dans tous les secteurs.

Cette façon d’explorer de nouveaux marchés potentiels n’est pas forcément contradictoire avec les modes de fonctionnement traditionnels de ces entreprises. En fait, la forme traditionnelle d’organisation est bien adaptée pour répondre à un marché bien défini. Toutefois, les choses deviennent beaucoup plus délicates quand vous explorez des usages encore inconnus. Les entreprises doivent donc se doter d’une structure exploratoire adaptable. Chercher à organiser un écosystème d’entreprises autour de l’entreprise est sans doute le moyen le moins cher et le plus sûr de tester une grande variété de nouveaux usages. Pour les entreprises traditionnelles, cependant, le gros problème est de trouver un substitut aux synergies développées au sein des écosystèmes d’Alibaba ou de Google. La question devient ainsi d’identifier l’infrastructure qui va fournir le bon environnement pour faire croître rapidement ces start-ups. Cela peut être une base de données clients, un accès à des capacités de production, d’expertise, ou tout autre chose.

Ces structures exploratoires ont commencé à apparaître dans différentes sociétés sous des formes plus ou moins matures. La plupart des grandes entreprises ont déjà lancé leur incubateur ou ouvert leur propre département de capital-risque. Toutefois, il leur manque souvent l’ambition, ou tout simplement la vision, pour organiser autour d’elles un vrai écosystème qui réussisse. C’est pourtant à la portée de la plupart des grandes entreprises traditionnelles, comme le montre l’exemple souvent cité de GE.