Outils numériques : L’agriculture se lance dans l’économie de plateforme

L'agriculture et l'alimentation entrent à leur tour dans l'économie de plateforme, et sautent les étapes. Le développement rapide des interfaces numériques ne se limite pas à une mise en contact entre l'offre et la demande. À côté des places de marché, des plateformes collaboratives ont fait leur apparition, les unes dédiées au financement, d'autres aux échanges de services. Les professionnels réinventent d'anciennes formes de solidarité et s'essaient à de nouvelles activités. Enfin, les particuliers entrent dans le jeu, bouleversant les usages et récrivant les codes.

On peut depuis longtemps trouver des productions agricoles ou alimentaires, du matériel ou des approvisionnements agricoles sur diverses plateformes généralistes, du matériel d’occasion vendu en France sur Le Bon coin aux produits alimentaires vendus sur Amazon Fresh dans certaines agglomérations américaines, sans oublier la location de type « vacances à la ferme » sur AirBnb ou les projets agricoles financés sur des plateformes de financement participatif comme Kisskissbankbank.

Mais il existe également des plateformes spécifiques aux secteurs de l’agriculture et de l’alimentation. On peut les classer en cinq grandes catégories.

Les nouvelles places de marché

La première est celle des plateformes qui se présentent comme des « places de marché », soit des lieux virtuels de rencontre entre une offre et une demande de biens ou de services, mettant en relation des utilisateurs et des fournisseurs qui sont des professionnels.

Ces places de marché se sont spécialisées dans un premier temps dans l’approvisionnement en matériel et en intrants agricoles. La plateforme Agriconomie constitue ainsi un lieu de rencontre entre des distributeurs (concessionnaires et grossistes) et des agriculteurs pour la vente d’intrants (semences, engrais, produits phytosanitaires), de pièces détachées ou de petit matériel agricole. Il s’agit d’une interface « ouverte » puisque toute société agissant à titre professionnel peut mettre en vente des produits sur le site ». Elle redouble les circuits classiques, en se substituant à la fois aux anciens journaux de petites annonces et aux annonces publiées dans la presse spécialisée.

Le numérique permet à ces plateformes de passer à l’échelle globale… tout en restant organisées selon des logiques nationales : un des leaders mondiaux pour le matériel agricole est ainsi Agriaffaires, une plateforme ouverte créée en 2000 spécialisée dans les annonces de gros matériel agricole (véhicules, camions, tracteurs, moissonneuses batteuses, etc.), avec des produits neufs ou d’occasion proposés à la vente ou à la location par des concessionnaires / distributeurs, des négociants, des constructeurs, mais aussi des agriculteurs. Le site appartient au groupe MB Diffusion qui en a créé des versions dans plus de 25 pays, dont les Etats-Unis, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne.

Ces places de marché ne concernent pas uniquement les consommations intermédiaires mais aussi, et c’est une nouveauté, des productions agricoles. Elles se substituent ainsi aux marchés de gros. Ainsi, Biagri est une place de marché électronique, créée au début de l’année 2016, qui vise à « mettre en relation des professionnels vendeurs de produits agricoles avec des professionnels acheteurs dans la perspective de la conclusion d’une opération de vente ». L’agriculteur dépose une annonce sur la plateforme pour proposer sa production à la vente en indiquant ses caractéristiques (notamment sa qualité et son lieu de production), la quantité disponible et les dates de livraison possibles. Le vendeur peut opter en faveur d’un prix minimum fixe ou bien d’un appel d’offre (dans ce cas, le vendeur laisse l’acheteur lui faire des offres). Un acheteur (négociant, courtier, coopérative, éleveur, etc.) peut répondre à cette annonce ou bien déposer une annonce d’achat, dans laquelle sont notamment mentionnés les besoins en quantité et les dates de livraison souhaitées. Les produits qui peuvent être échangés sur cette plateforme sont des aliments pour animaux, des céréales, des fertilisants, du fourrage et de la paille, des oléagineux et des pommes de terre. Les paiements sont effectués par virement bancaire après réception des produits. L’utilité de la plateforme de se limite pas à la mise en contact. Elle propose aussi de générer les contrats et les factures pour simplifier les démarches administratives. Elle dispose également d’un laboratoire qui est susceptible d’analyser et de contrôler les productions mises en vente.

biagri

Ce type de plateforme existe également en Afrique avec M-louma au Sénégal ou encore M-Farm au Kenya. La seule limite au développement de ces plateforme réside bien entendu dans la faible connaissance du numérique chez les agriculteurs africains et leur faible accès à internet, malgré le développement rapide, au Kenya notamment, d’une économie sur téléphone mobile. Sur M-louma, les producteurs peuvent passer leur offre par téléphone via un call center. M-louma se charge ensuite de mettre l’annonce sur le site. Les produits proposés sont principalement des fruits (bananes, citron, papaye), des légumes (aubergine, carottes, céleri, chou, chou-fleur, haricot vert, pommes de terre, etc.) ou encore du riz et du mil.

Échanges et partage
La seconde catégorie de plateformes est celle de sites collaboratifs, marchands ou non, mettant l’accent sur le partage et l’échange et dans lesquels les utilisateurs et les fournisseurs sont des professionnels.

WeFarmUp, une plateforme de « partage de matériel » entre agriculteurs, en est l’illustration la plus récente pour le monde agricole. Des agriculteurs mettent en location sur le site une partie de leur matériel afin d’en tirer une source de revenus que d’autres agriculteurs vont louer pour répondre à un besoin ponctuel ou pour tester une machine avant de se la procurer. L’objectif de cette plateforme est, selon l’un de ses fondateurs, Jean-Paul Hébrard, de contribuer à résoudre deux problèmes majeurs que rencontrent les agriculteurs, à savoir un endettement massif et un revenu variable. Jean-Paul Hébrard entend donc créer des communautés pour que les agriculteurs ne s’endettent pas et puissent avoir accès à du matériel performant, tout en leur offrant une source de revenus complémentaires. Il existe une plateforme équivalente aux Etats-Unis avec Machinerylink solutions de l’entreprise Farmlink. Elle fonctionne sur le même principe, mais sur Machinerylink solutions l’agriculteur qui loue son matériel peut également proposer ses services.

On peut également trouver des plateformes collaboratives dans le secteur de l’alimentation en vue de favoriser la production locale ou la lutte contre le gaspillage alimentaire. La plateforme française Agrilocal entend ainsi mettre en relation, dans le respect du code des marchés publics, des fournisseurs locaux et des « acheteurs publics ayant une mission de restauration collective » (collèges, lycées, maisons de retraite, hôpitaux, etc.). Un acheteur fait part de ses besoins. L’information est alors transmise via la plateforme aux fournisseurs locaux susceptibles d’y répondre. L’acheteur choisit parmi les offres et procède ensuite à la commande. Il existe une plateforme Agrilocal dans une vingtaine de départements français. La plateforme Loc’Halles Bourgogne se donne un objectif similaire.

La plateforme californienne Copia vise, de son côté, à connecter les entreprises ayant des surplus de nourritures, par exemple des restaurants, aux personnes qui en ont besoin, dans une optique de lutte contre le gaspillage alimentaire et d’aide aux personnes en difficulté. Ces entreprises commandent alors un véhicule, qui récupère la nourriture non consommée et la livre à une banque alimentaire ou à un centre pour les sans-abris. Les plateformes Neighbourly Food en Grande-Bretagne ou Foodsharing en Allemagne procèdent de la même manière.

Professionnels et particuliers
Il existe également un autre type de plateformes collaboratives dans lesquelles les utilisateurs sont des particuliers et les fournisseurs, des professionnels. La transaction concerne la plupart du temps la fourniture de produits alimentaires par des producteurs dans une optique privilégiant les circuits courts.

La plateforme la plus connue en France est La Ruche qui dit oui. Cette plateforme créée en 2011 permet de mettre en relations producteurs et consommateurs pour l’achat de produits alimentaires dans un rayon de 250 km (fruits, légumes, pain, fromage, viande, etc.). Elle regroupe aujourd’hui 4000 fournisseurs et plus de 100 000 consommateurs réguliers. Cette plateforme est ouverte dans la mesure où n’importe quel producteur peut y être référencé à partir du moment où il respecte un certain nombre de normes de production agricole (« agriculture fermière » en opposition à une agriculture industrielle). Sa spécificité réside dans l’existence d’une « ruche », c’est-à-dire d’un point de distribution des produits à proximité du lieu d’habitation du consommateur où celui-ci peut retirer sa commande et même y rencontrer les producteurs, et d’un « responsable de ruche », qui peut être un particulier, une association ou une entreprise. Les producteurs fixent eux-mêmes le prix de vente de leurs produits et versent une commission de 16,7 % de leur chiffre d’affaires pour rémunérer la plateforme et le responsable de ruche. D’autres plateformes françaises ont repris ce même schéma : Locavor, Marchands de 4 saisons ou encore le Label fourmi.

Enfin, des plateformes permettent de commander des produits alimentaires directement à des producteurs et de les récupérer dans un casier dans un magasin (Au bout du champ), ou d’entrer directement en contact avec des agriculteurs pour se procurer des produits fermiers, mais aussi pour des séjours, de la restauration et des loisirs à la ferme (Bienvenue à la ferme).

Financement participatif
Des plateformes de financement participatif s’intéressent également au secteur agricole et alimentaire. En l’occurrence, les fournisseurs sont donc des particuliers et les utilisateurs, des professionnels.

Miimosa, qui se définit comme « un lieu d’échange, de partage et de solidarité entre une communauté de contributeurs et les porteurs de projet » des secteurs de l’agriculture et de l’alimentation (sont visés ici les produits du terroir), met ainsi en lien des « porteurs de projets » et des « contributeurs », qui sont des particuliers. Les premiers présentent leur projet sur le site et définissent le montant dont ils ont besoin pour pouvoir le réaliser. Les seconds financent ces projets en fonction de leurs moyens et de leurs envies sous forme de dons. Ils obtiennent néanmoins une contrepartie en nature (des produits, un repas ou un week-end). La plateforme se finance sous la forme d’une commission à hauteur de 8 à 12% du montant demandé.

La plateforme Blue Bees présente plusieurs spécificités par rapport à Miimosa. Elle finance des projets agricoles et alimentaires de nature écologique (en particulier des projets bio), y compris à l’étranger. Elle prévoit également des financements sous la forme de prêts. Enfin, elle implique des « opérateurs de terrain » (bureau d’étude, associations, ONG, entreprises de commerce équitable, etc.) qui « identifient, structurent et accompagnent la mise en place de projets ».

Peer-to-peer: les particuliers entrent en jeu
Enfin, le dernier type de plateformes implique uniquement des particuliers en tant que fournisseurs et utilisateurs dans une logique pair à pair  (peer-to-peer). Celles-ci peuvent être marchandes ou non et concernent principalement le secteur de la restauration et de la gastronomie avec un partage entre particulier de repas, de plats préparés ou même de denrées alimentaires.

VizEat est une plateforme collaborative de partage de repas (food-surfing). Elle vise à mettre en relation des touristes et des hôtes qui souhaitent les recevoir chez eux pour leur proposer un repas. L’invité réserve son repas sur la plateforme et paie en ligne. Ces « prestations » font, en effet, l’objet d’une rétribution que le fournisseur fixe librement : elles comprennent le prix des aliments et de l’hospitalité. Cette plateforme se présente comme un lieu d’échange et de partage. Le site affirme d’ailleurs que « les repas VizEat s’apparentent […] d’abord à des repas entre amis, non à une activité commerciale » et que les hôtes ne peuvent pas « faire commerce de cette activité » : celle-ci doit être donc exercée de façon occasionnelle et non professionnelle. Le site prend une commission de 15 % sur le prix fixé à la charge de l’utilisateur. VizEat est présent dans plus de 60 pays. D’autres plateformes reprennent ce même principe : VoulezVousDiner ou BonAppetour en France, Feastly, Bookalokal ou EatWith ailleurs.

Certaines plateformes mettent en relation des fournisseurs et des utilisateurs pour un partage de plats cuisinés – Kelplat.com, Comuneat, Mon Voisin Cuisine, Munchery à l’étranger– ou même de restes de plats cuisinés – Supermarmite. Sur la plateforme Kelplat, par exemple, le client réserve son plat cuisiné et paie en ligne. Il peut se rendre ensuite chez le cuisinier, récupérer le plat ailleurs ou encore être livré.

Ce partage peut concerner enfin des produits alimentaires, via des plateformes de troc alimentaire où l’on peut échanger fruits, légumes, poisson, viande, œufs, champignons, graines, plants, miel, pâtes alimentaires ou épices. Il en existe notamment en Amérique du Nord, par exemple à Los Angeles avec LA Food Swap ou à Chicago avec Chicago Food Swap. Dans le cadre du LA Food Swap, la communauté organise divers « événements » durant lesquels ses membres, qui doivent s’inscrire au préalable sur la plateforme, troquent des produits faits maison ou qu’ils ont fait pousser chez eux.

Du tracteur au pot de miel bio, l’économie de plateforme apparaît ainsi comme un accélérateur et un simplificateur d’échanges dans les domaines agricole et alimentaire. Un disrupteur aussi, puisqu’on voit des agriculteurs se muer en prestataires de services (des travaux agricoles à l’accueil des touristes) et des particuliers se faire agriculteurs. Rien de nouveau ? Si : car la visibilité et la publicité des échanges les insèrent dans l’économie formelle et offrent des débouchés à toutes les expériences. La vigueur et la vitesse de diffusion de ces innovations ne doivent pas surprendre : ce sont des agriculteurs qui ont inventé le marché, au néolithique. Et depuis deux siècles et demi, les produits agricoles et alimentaires sont discrètement de toutes les grandes évolutions économiques, de la révolution industrielle à celle des services et à la consommation de masse.