L’industrialisation : « Dura necessitas » pour l’émergence de l’Afrique

Au lendemain de l’indépendance et jusqu’à récemment, les initiatives d’industrialisation de la plupart des pays africains restaient lettre morte. En particulier, la Déclaration de Kinshasa des années 70, la Décennie du Développement Industriel de l’Afrique (DDIA) des années 80, l’Alliance pour l’industrialisation de l’Afrique (API) des années 90 ainsi que les réunions des chefs d’Etats et des ministres africains des années 2000 demeuraient incapable de passer de la table à dessin au domaine de la réalité.

Plusieurs questions se posent au moment où l’on souhaite dresser un bilan de l’expérience africaine en matière d’industrialisation  et repérer les perspectives d’évolution dans ce domaine. Quelle relation y-a-t-il entre l’industrialisation et l’émergence économique de l’Afrique ? Quels sont les déterminants de l’industrialisation dans ce continent ? Quel rôle peut-on conférer à l’Etat ? Quel poids peut-on accorder à l’intégration régionale ? Comment peut-on surmonter les problèmes de financement de l’industrialisation dans cette région du monde ? Etc   1.

Industrialisation et émergence économique de l’Afrique

En Afrique, il n’est pas difficile de constater que le déficit industriel représente l’une des causes d’une croissance fragile, d’une création insuffisante d’emplois, d’un mal développement et d’un manque de convergence avec les autres continents. Les chiffres sont d’ailleurs très éloquents : entre 1985 et 2009, la part de l’Afrique dans la valeur ajoutée manufacturière mondiale est passée de 6.2% à 3.3% alors que cette même part est passée de 47% à 74.2% pour les pays d’Asie 2. De même, le chômage des jeunes a oscillé entre 18 % et 35% en moyenne au cours de la dernière décennie en Afrique alors qu’il a varié seulement entre 3% et 5% en moyenne en Asie du Sud   3.

Il est donc évident que l’industrialisation du continent ne doit pas tarder et que les pays africains doivent mettre en œuvre une politique industrielle appropriée leur permettant d’émerger sur la scène économique et politique mondiale. Mais, de quel type d’industrialisation parle-t-on ?

L’Afrique ne doit pas épouser intégralement un modèle plutôt qu’un autre dans sa marche vers l’industrialisation. Elle doit plutôt être pragmatique et se baser sur ses atouts pour mener à bien ce processus.

A cet égard, il est souvent considéré que dans ce continent, l’industrialisation doit véritablement prendre la forme d’un processus de « transformation ». Et pour cause, cette partie de la planète regorge des ressources considérables de matières premières non transformées.

Plus clairement, les pays africains doivent faire de l’agro-industrie une force motrice de l’industrialisation et ce, en raison du potentiel que possède l’Afrique. Ils doivent aussi renforcer les liens entre les secteurs et maîtriser la chaîne de valeur.

Déterminants de l’industrialisation en Afrique

Les expériences récentes d’industrialisation en Asie du sud-est et en Amérique latine montrent que ce processus suppose l’existence de plusieurs préalables qui sont le plus souvent absents dans le continent noir : capital humain développé, environnement politique et institutionnel stable, climat des affaires favorable mais aussi et surtout une présence marquée des Etats. « Quo Vadis » l’Afrique ?

Pour ce qui est du développement du capital humain, les Etats africains doivent mettre en place des dispositifs permettant l’amélioration de la santé, de la formation et de l’éducation de la population. Ils doivent également lutter contre la fuite des cerveaux en repensant les modalités du maintient des compétences sur place et en mettant en place des méthodes de motivation professionnelle et financière efficaces pour attirer les talents de la diaspora.

Quant à l’environnement politique et institutionnel, les gouvernements doivent favoriser la stabilité politique et la solidité institutionnelle à travers le renforcement de la gouvernance démocratique. A cet égard, ils doivent éviter à tout prix l’instabilité et les violences nationales ou régionales de toute nature

En ce qui concerne le climat des affaires, les pays africains devront mettre en place des conditions d’attractivité et de compétitivité à travers l’amélioration des infrastructures, la limitation des contraintes bureaucratiques, l’amélioration de la transparence et la lutte contre la corruption.

Enfin, au sujet de la présence de l’Etat, les gouvernants doivent assurer la stabilité macroéconomique, lutter contre la pauvreté, rechercher l’équité à travers les dépenses publiques et la fiscalité et élever les niveaux d’éducation et de santé de la population.

Rôle de l’Etat et industrialisation en Afrique

Il n’est pas faux d’admettre que la conception, l’exécution et le pilotage des politiques industrielles en Afrique ont échappé à la maîtrise de la plupart des pays. Il va sans dire que le continent ne maîtrisait pas bien son environnement d’industrialisation et que, pour rompre avec cette faiblesse, les Etats doivent se muer en véritables catalyseurs dans le processus d’industrialisation.

Plus clairement, ces Etats doivent s’impliquer directement ou indirectement dans le processus d’industrialisation à travers l’investissement, la régulation et la gouvernance (en plus des fonctions régaliennes susmentionnées). En particulier, ils devront, dans le cadre des communautés économiques régionales (CER), définir de véritables politiques et stratégies industrielles de long terme, favoriser la transparence des transactions sur les patrimoines nationaux (contrats de concessions, partenariats public/privé, contrats d’exploitation des ressources naturelles…) et protéger les industries naissantes.

Somme toute, les Etats doivent devenir un actionnaire « universel » dans le processus d’industrialisation en Afrique. Ils doivent s’ériger en véritables leaders, où ils sont le garant ultime du bon déroulement du jeu concurrentiel, de la sécurité des biens et des personnes ainsi que de l’assainissement du cadre juridique des affaires…

Industrialisation, intégration régionale et émergence économique en Afrique

L’échec des expériences passées en matière d’industrialisation en Afrique peut être expliqué en partie par l’exiguïté des marchés nationaux. En effet, il n’y a pas d’offre sans demande. Il va sans dire que les politiques industrielles doivent désormais être concertées et, partant, soumises à la logique de l’intégration des économies africaines. En d’autres termes, l’industrialisation et l’émergence économique en Afrique ne peuvent être accélérées que par l’avènement d’un marché unique africain.

C’est dans ce cadre que les Communautés économiques régionales (CER) devront établir un tableau de bord de l’émergence économique africaine en prenant appui sur les critères de convergence macroéconomique, en l’occurrence les critères de convergence industrielle (part des produits manufacturés dans l’exportation, part des échanges intra-zones dans le total des échanges commerciaux…). La moyenne régionale, continentale et des pays émergents pourra dans ce cadre servir de référence.

Dans la même lignée, les investisseurs privés doivent inscrire leurs actions dans le cadre d’une stratégie régionale ou sous-régionale. L’intégration régionale pourra en effet constituer un moyen efficace qui permet la mutualisation des coûts et le partage des risques.

Financement de l’industrialisation en Afrique

Le financement de l’industrialisation est une nécessité impérieuse en Afrique, surtout si l’on sait que l’épargne intérieure est insuffisante et que les flux de financement reçus de l’extérieur sont souvent destinés au secteur public et affectés à l’administration, à l’enseignement, à la santé publique et à la création et l’entretien d’éléments de l’infrastructure économique 4.

Pour remédier à ce problème, les CER et les Etats membres, avec l’appui de la Communauté économique africaine (CEA) et de l’Union Africaine (UA) doivent envisager de mettre en œuvre des politiques visant à soutenir l’accès aux crédits, à développer et à diversifier les institutions de financement mais aussi et surtout à engager une spécialisation bancaire. Cette dernière mesure pourra prendre la forme d’une création de banques publiques communautaires en complément des banques privées, des banques de développement, des banques agricoles, etc.

Dans la même veine, les Etats peuvent créer, en collaboration avec la Banque Africaine de Développement (BAD), un « fonds africain » et/ou « une banque de la diaspora » dans le but d’accélérer l’industrialisation et de développer les capacités productives.

Enfin, il n’est pas inutile que ces Etats réaffectent systématiquement une proportion du revenu national, en particulier des rentes tirées des ressources naturelles, pour le financement de l’acquisition de contenu technologique et de savoir faire de la transformation structurelle du secteur industriel africain.

En conclusion, il est clair que le cliché selon lequel l’Afrique est un continent à vocation agricole exportant seulement des matières premières non transformées et incapable de s’industrialiser doit disparaître. Nous osons croire au contraire que l’industrialisation représentera la planche de salut du développement économique de l’Afrique. Elle constituera à cet effet une véritable lueur d’espoir pour l’émergence du continent et lui permettra de rattraper son retard historique et de devenir partie-prenante dans les décisions de gouvernance mondiale.

A cet égard, elle doit dès à présent rationaliser ses ressources naturelles, améliorer l’environnement politique et institutionnel, valoriser son capital humain, redéfinir le rôle de l’Etat, renforcer l’intégration régionale et moderniser les mécanismes de financement de son processus d’industrialisation.

Aram Belhadj est doctorant à l'Université d’Orléans en France et enseignant universitaire à l'ISAEG en Tunisie.