Bitcoin et lutte contre Ebola : Le potentiel des crypto-monnaies pour le secteur humanitaire

Avez-vous entendu parler de Bitcoin, cette devise numérique cryptée dont la valeur a subi d'importantes fluctuations ces dernières années ? Elle n'existe pas physiquement, aucune autorité ne la supervise, et sa gestion requiert un accès Internet. Rien, a priori, la destinant à un succès humanitaire. Et pourtant, de l'avis des experts, Bitcoin pourrait bien avoir des enseignements à offrir pour ce qui est de la fourniture de l'aide dans des contextes où les institutions sont fragilisées (ou détruites).

Ainsi, Bitcoin a modestement servi à lever des fonds pour la lutte contre Ebola en Sierra Leone : les sommes versées numériquement ont été échangées aux États-Unis et reversées aux ONG sur le terrain.

« En tant que devise, Bitcoin présente un fort potentiel pour le secteur humanitaire comme site de collecte. Pour ce qui est de la distribution des fonds en revanche, ça ne fonctionnera pas », a dit Ignacio Mas, chargé de recherche à la Saïd Business School d'Oxford, à IRIN. « Les gens veulent d'une devise qu'ils puissent utiliser. Dans les pays en développement, ça se résume à la monnaie locale. S'il n'existe pas d'écosystème Bitcoin local là où l'on prétend acheminer l'aide, à quoi servirait une distribution de l'aide par Bitcoin sinon à reproduire le problème de la distribution par Western Union que l'on cherche à résoudre ? »

Cependant, a insisté M. Mas, Bitcoin n'est pas simplement un type de devise, c'est également un système d'échange : « C'est une devise, qui est compliquée et volatile, et ne fonctionnera probablement pas à long terme. Mais c'est aussi un protocole, une manière d'échanger de l'argent de pair à pair ». Dans un article intitulé Why you should care about Bitcoin - even if you don't believe in it [Pourquoi vous devriez vous intéresser à Bitcoin, même si vous n'y croyez pas], M. Mas a avancé que les éléments technologiques clés de cette devise virtuelle, qui existe depuis cinq ans maintenant, « permettent d'imaginer une approche radicalement différente de la conception des systèmes de paiement électronique ».

En matière de distribution de l'aide, ces idées « radicales » pourraient influer sur la manière dont l'argent est transféré aux personnes dans le besoin, et entre elles. Les transferts électroniques d'espèces - souvent pas SMS - sont devenus un outil humanitaire de plus en plus répandu ces dernières années.

Selon un rapport de la Banque mondiale et de la Fondation Gates daté de 2014, « le développement et l'expansion rapide des plateformes et des paiements numériques peuvent apporter la rapidité, la sécurité, la transparence et la rentabilité nécessaires à un essor de l'inclusion financière ». Un tiers du total de l'aide alimentaire du Programme alimentaire mondial (PAM) est désormais distribué sous forme d'espèces ou de bons d'achat. Le Cash Atlas, un outil du Cash Learning Partnership (CaLP), répertorie 592 projets et plus de 23 millions de bénéficiaires à travers le monde.

Mais les escroqueries et les complications sont légion dans le domaine des transferts d'espèces - qu'il s'agisse de transferts des agences aux populations, des gouvernements aux populations ou de personne à personne. En bref, ils dépendent d'institutions qui n'agissent pas nécessairement dans leur intérêt. Ainsi, dans certaines régions d'Afrique où l'infrastructure des transferts d'espèces est dominée par une ou deux entreprises, jusqu'à 12 pour cent de l'argent est perdu en frais de transfert. Et les transferts d'espèces par SMS ont été accusés de réduire les coûts pour les organisations humanitaires en reportant les risques sur les bénéficiaires, déjà vulnérables.

C'est sur ce point que Bitcoin (ou toute autre crypto-monnaie) - dont les coûts sont négligeables et qui ne dépend d'aucune institution - pourrait marquer la différence. « Bitcoin aura un impact considérable sur la planète, sur la manière dont l'argent circule », a dit M. Mas.

D'après Andrej Verity, spécialiste de la gestion de l'information auprès du Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), « les choses commenceront à changer lorsque la fourniture d'électricité deviendra plus prévisible en situation d'urgence et que la technologie, les smartphones par exemple, feront partie des mesures d'aide standard. Lorsque de tels services seront en place, alors peut-être serons-nous mûrs pour une cypto-monnaie dédiée à l'aide humanitaire ».

Pour les acteurs humanitaires, les devises numériques telles que Bitcoin soulèvent la question de l'efficacité, de l'obligation de rendre compte et de la durabilité. Mais les avis sont encore partagés sur les avantages de Bitcoin. IRIN s'est penché sur la question.

Qu'est-ce que Bitcoin ?

Le département américain du Trésor qualifie Bitcoin de « devise virtuelle décentralisée », une désignation qui en souligne les caractéristiques fondamentales : il s'agit d'une devise avec de la valeur, dont l'existence est exclusivement virtuelle. Ou encore, comme expliqué dans un podcast de la radio publique américaine, Planet Money : « Quiconque utilise Bitcoin possède un porte-monnaie numérique. Lorsque vous achetez quelque chose, vous envoyez vos pièces de monnaie dans le porte-monnaie de quelqu'un d'autre [par exemple, un commerçant en ligne ou une autre personne] ». Chaque pièce de monnaie est cryptée et unique, si bien que les échanges ne peuvent être dupliqués.

Il existe plusieurs dizaines d'autres programmes de transfert électronique d'espèces. Mais Bitcoin s'en distingue sur plusieurs aspects importants. « Bitcoin se démarque de tous les autres systèmes de transfert électronique d'espèces car il permet des échanges sécurisés de pair à pair », a expliqué M. Mas.

« Pensez-y en termes d'échange d'espèces traditionnel : si j'ai une dette de 10 dollars US envers vous, je vous remets un billet de 10 dollars et la dette s'annule. Cette monnaie physique embarque une technologie rendant la copie impossible. Nous lui faisons confiance, ce qui rend l'échange valide entre nous », a dit M. Mas.

Les préoccupations ne sont pas les mêmes s'agissant des transactions virtuelles. Lorsqu'il a lancé un partenariat avec MasterCard en 2012, le PAM a souligné que « l'expertise [de MasterCard] en matière de paiements et dans le domaine technologique aidera le PAM à affiner et améliorer ses systèmes de distribution de bons d'achat alimentaires via téléphone portable ou carte bancaire à des personnes sans accès régulier aux banques et aux services financiers ».

Ce type d'expertise est nécessaire pour sécuriser les échanges financiers. « Ce qu'offre une banque ou une entreprise de transfert d'argent, c'est la garantie que le transfert est réel et ne peut être dupliqué numériquement », a expliqué M. Mas.

Photo: Selly Muzammil/WFP. Des réfugiés irakiens venant d'acheter des oufs par bon d'achat via leur téléphone portable.

Toutefois, a-t-il ajouté, « le problème avec ces grandes institutions, c'est qu'elles n'ont aucun intérêt à aider les pauvres. Le protocole Bitcoin [la méthode à travers laquelle la devise est échangée], en garantissant que ces échanges ne peuvent être dupliqués, confère aux transactions financières de pair à pair le même genre de sécurité ».

Pourquoi utiliser des devises numériques plutôt que des devises réelles ?

Le système de paiement mobile kenyan M-Pesa a rendu les transferts nationaux plus faciles et moins chers. Mais son application à l'international est empêchée par l'obligation, dictée par les autorités régulatrices, d'avoir recours aux banques conventionnelles pour tout transfert international.

Bitcoin n'est affiliée à aucun gouvernement, mais sa légalité varie d'un pays à l'autre et les gouvernements ont réagi chacun à leur façon, allant de l'interdiction pure et simple à l'autorisation mesurée. Ainsi, en mars 2014, la banque centrale du Mexique a interdit l'utilisation des divises numériques ; le même mois, le gouvernement des Philippines, l'un des pays les plus exposés aux catastrophes naturelles au monde, a lancé un avertissement dénonçant l'absence de réglementation de Bitcoin (rendant les investissements impossibles à assurer contre la fraude ou la faillite) et son importante volatilité ; en s'abstenant cependant de la réglementer. La nouvelle application Bitcoin Wallet, lancée en octobre, cible l'énorme marché philippin des transferts de fonds.

De telles évaluations tendent toutefois à se focaliser sur les crypto-monnaies en tant que devise, plutôt que sur leur protocole. Comme l'on dit les analystes de chez Bloomberg : « La valeur des bitcoins réside dans leur utilité comme base d'un nouveau type de système de paiement ».

M. Verity de l'OCHA est d'avis que les devises numériques « peuvent faciliter les paiements [en ligne] à moindre coût et avec un niveau de sécurité et de respect de la vie privée plus élevé qu'avec les méthodes de paiement électronique existantes ». Il a également souligné les avantages techniques spécifiques au secteur humanitaire lors de la réalisation de transferts d'espèces, notamment « la possibilité de retracer exactement où la devise est dépensée ».

Selon CaLP, un consortium dirigé par Oxfam, la Croix-Rouge britannique, Save the Children, le Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) et Action contre la faim (ACF), « l'utilisation de "nouvelles technologies" est de plus en plus considérée comme un facteur critique permettant la programmation de transferts d'espèces à l'échelle et l'instauration de programmes de transfert d'espèces dans des régions reculées et peu sûres, [et] comme un instrument permettant d'améliorer les systèmes de suivi et d'évaluation, d'alerte précoce, de préparation aux catastrophes et de collecte des données d'évaluation, notamment ».

En 2013, lors d'une réunion d'information organisée par la Banque mondiale et le Forum mondial sur le droit, la justice et le développement, David Mills, un économiste, a averti que Bitcoin était plus susceptible d'être utilisée pour des transactions illégales, vulnérable au vol (un peu comme une personne portant beaucoup d'espèces sur elle) et aux cyber-attaques. Emory Krober, directeur adjoint de la politique stratégique auprès du Bureau du financement terroriste et de la délinquance financière du département américain du Trésor, a rétorqué : « Les devises virtuelles ne sont pas nécessairement plus risquées que n'importe quel autre système de paiement électronique ».

Comment dépenser les bitcoins ?

Malgré les promesses de sécurité, de transparence et de rapidité de la distribution de l'aide en situation de crise humanitaire, une devise numérique de type Bitcoin serait limitée aux marchés acceptant cette devise (commerçants en ligne, par exemple) ou soumise à la construction d'un réseau suffisant de points d'échange permettant de la convertir en espèces utilisables.
Mais surtout, a souligné M. Mas, « La conversion de Bitcoin en des services utilisables requiert la création de toute une gamme de moyens complémentaires ».

Selon lui, le secteur humanitaire devrait se préoccuper de la façon dont utiliser le protocole, et non la devise. « Si les bitcoins étaient alignés sur la valeur du dollar US, par exemple, mais avec un protocole de pair à pair comparable, en éliminant les obstacles bureaucratiques de la banque traditionnelle, ça pourrait être puissant », a-t-il expliqué.

En attendant, M. Verity a bon espoir que « d'ici à ce que la communauté humanitaire soit prête pour une devise numérique, des entreprises comme celles-ci [qui fournissent des services liés aux crypto-monnaies] auront développé des solutions solides et bon nombre des défis auxquels la crypto-monnaie est confrontée auront été surmontés ».